Le Courrier de l’architecte – A Caracas, la force du ‘mall’

Paix et prospérité… une vie sans histoire ! Si douce. Si calme. Tant et si bien que le récit en devient ennuyant. L’Occident se réfugie donc dans le malheur des autres. Caracas, dans sa misère extrême, avait déjà ravi le jury de la XIIIe Biennale d’Architecture de Venise avec l’étonnante histoire de la Torre David. New York aujourd’hui vibre sur une nouvelle narration caraquègne : un centre commercial devenu prison.

Caracas

Le Centre d’Architecture de New York présente à son public une bien étrange exposition : «El Helicoide: From Mall to Prison». D’aucuns pourraient s’imaginer que les deux programmes phares d’une Amérique consumériste et sécuritaire seraient passés au crible de la critique. Il n’en est rien.

Avec curiosité et appétence, les fidèles de l’institution new-yorkaise peuvent cependant découvrir l’étrange histoire d’un centre commercial de Caracas transformé depuis en centre pénitentiaire. L’affaire est d’autant plus étrange que l’édifice avait déjà fait les belles heures d’une autre exposition, cette fois-ci au MoMa, en 1961, intitulée «Roads».

En effet, l’architecture commerciale conçue par Romero Gutiérrez à la fin des années 50 avait attiré les louanges d’observateurs mais aussi les bons mots de poètes ; Pablo Neruda, en personne, vit dans l’étrange bâtiment, «la plus exquise des créations sorties de l’imaginaire d’un architecte».

El Helicoide était alors un programme ambitieux. 73.000m² de constructions devait couvrir une part importante d’une colline connue des habitants de Caracas comme la ‘Roca Tarpeya’. L’ensemble devait réunir plus de 320 commerces, un hôtel cinq étoiles, des bureaux, un jardin d’enfants, un studio de télévision, un héliport et, au sommet, un dôme géodésique conçu par Buckminster Fuller pour abriter une salle de spectacles.

L’originalité du plan proposé par Romero Gutiérrez résidait dans l’organisation de l’équipement : toutes les boutiques devaient être accessibles en voiture. Deux rampes en spirale assuraient la circulation de bas en haut et de haut en bas. Bref, l’utopie du tout-automobile !

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La conception des jardins était promise à Roberto Burle-Marx. La décoration intérieure, à Salvador Dali. Caracas devait ainsi s’enorgueillir du plus grand et luxueux «shopping mall» du continent.

Le chantier est toutefois arrêté en 1961. Des difficultés financières faisant suite à la chute de la dictature, obligent l’abandon du projet dont le gros œuvre est pourtant presque terminé. En 1979, après avoir été victimes d’importants éboulements de terrain, de nombreuses familles caraquègnes sont logés, dans l’urgence, dans des conteneurs placés au sein même de la structure inachevée.

Trois ans plus tard, l’Hélicoïde accueille plus de 10.000 personnes. Progressivement l’adresse devient une «zone rouge» où des trafics en tout genre accroissent considérablement la criminalité.

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L’État vénézuélien décide donc d’agir. Les occupants sont déplacés. Un musée d’anthropologie et d’histoire est alors envisagé en lieu et place du bidonville. In fine, ni cartel, ni vitrine… mais des bureaux de l’ «intelligence policière». Caramba !

Seul le sommet de l’hélicoïde est alors occupé. La révolution bolivarienne apporte, avec Chávez, l’idée d’utiliser les niveaux restés vides afin d’y créer un centre pour réfugiés. Des prisonniers leurs seront préférés… parmi eux, des étudiants contestant le pouvoir en place. La prison est réputée pour être l’une des plus inhumaines de la ville.

L’événement new-yorkais fait suite à une série d’autres expositions organisées depuis 2014 à Caracas sur le thème de l’Hélicoïde. Chercheurs, historiens et architectes contribuant à ces initiatives évoquent volontiers ce projet comme le symbole de leur pays. L’hélicoïde porte en lui plus d’un demi-siècle d’errances et de volte-face.

Jean-Philippe Hugron

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