Dans la capitale girondine, le Musée des arts décoratifs explore la relation entre objet et couleur. Une déambulation chromatique imaginée par Pierre Charpin.
Sûr que cette ancienne prison pour matelots et filles de joie, à Bordeaux, n’a jamais connu un tel feu d’artifice en Technicolor ! Située à l’arrière du Musée des arts décoratifs et du design (MADD), elle en est devenue son prolongement avec le vernissage, mercredi 28 juin, de l’exposition « Oh couleurs ! Le design au prisme de la couleur ». Il faut imaginer dans ce décor du XIXe siècle, avec portes à judas et murs gravés de graffitis des détenus, quelque 400 objets aux teintes vitaminées – des boîtes Tupperware au mobilier acidulé d’Ettore Sottsass et autres animaux de Jeff Koons –, le tout habilement mis en scène par le designer Pierre Charpin.
« Nous voyons le monde enchanté par la couleur. Pourtant, elle est insaisissable parce qu’elle n’est perceptible que dans la lumière et varie selon sa quantité, le support qui la reçoit et l’œil qui la regarde », constate Constance Rubini, la directrice du MADD Bordeaux. « Le comble, c’est que les designers ne peuvent pas s’en passer, puisqu’elle permet d’estimer la silhouette et le volume des objets et d’établir un lien d’intimité avec eux. Et eux aussi, ils ne la maîtrisent pas… », s’amuse cette commissaire qui convie le visiteur à une joyeuse enquête à rebondissements.
Dans une première cour de la prison – aujourd’hui couverte d’un toit diffusant une lumière zénithale –, un paon bleu empaillé, des oiseaux, des papillons Morpho et des coléoptères émeraude donnent toute la dimension de l’énigme. Ils ont en commun comme les baskets iridescentes Nike présentées à leurs côtés, le vase Scarabée de Jean-Baptiste Fastrez ou les bouteilles de saké du japonais Toyal de n’avoir aucun pigment. Leur couleur est structurelle. Ainsi les reflets métalliques bleus et verts du paon sont un effet d’optique dû à la diffraction de la lumière sur ses plumes, dotées de microstructures qui renvoient les ondes et créent des interférences. Ses réflexions irisées évoluent selon l’angle d’observation et l’heure du jour. Les designers Patricia Urquiola, avec son guéridon en verre cristallin Shimmer (Glas Italia, 2014), ou Felipe Ribon, avec le miroir Permutation (2015), ont utilisé le même subterfuge pour créer une sensation chromatique.
Dans la deuxième cour de promenade de la prison, les objets présentés arborent des pigments les plus vifs qui soient : Pierre Charpin abat ici sa « carte blanche » qu’il a appelée « Todo es de color » (tout est couleur), d’après la chanson de Lole y Manuel (1975). Au pied du fauteuil « Proust » d’Alessandro Mendini, aux taches multicolores façon tableau du pointilliste Seurat, trônent des casques de chantier dans six couleurs, correspondant à différents grades et métiers. Ici, une installation de néons multicolores vient souligner la ligne épurée – et résolument noire – de la chaise longue Pi de Martin Szekely, comme une virgule dans l’espace. Là, un mur jaune fluo change de nuances au fil du jour. « A l’école des Beaux-Arts, autrefois, j’ai appris toutes les théories sur la couleur et j’ai décidé de m’en libérer pour privilégier l’intuitif, l’empirique… », souligne Pierre Charpin, devant un rideau de plastique industriel aux bandes citron qui invite le visiteur « à traverser la couleur ».
Il a choisi des pigments francs et parfois si forts qu’ils ont endossé l’identité de l’objet qu’ils habillent. Comme la boîte aux lettres que l’on cherche dans le paysage telle une tache jaune, ou la pharmacie, repérable à sa croix verte qui clignote. « Je montre la couleur sans connotation de valeur, tantôt jouissive, tantôt oppressive, car elle sert aussi à repérer les individus et à les marquer… », poursuit Pierre Charpin, en montrant une combinaison orange de prisonnier américain, au camp de Guantanamo.
Alentours, chaque cellule de la prison permet d’explorer une nouvelle facette de la couleur. L’une d’elle présente les associations géographiques, comme ce jaune-sud de la France, qui s’est immédiatement imposé à Van Gogh à son arrivée dans cette région ensoleillée. On le retrouve pareillement dans les faïences de Marseille du XVIIIe siècle, dans les objets commerciaux de Ricard, ou dans ce grand plat de verre baptisé « Jaune Vieux-Port », créé par Gaetano Pesce au Centre international de recherche sur le verre et les arts plastiques. La ville de Bordeaux – notamment les bruns de la Garonne et le vert-bleu des feuillages – a inspiré à Irma Boom, figure du graphisme international, un papier peint créé sur mesure pour l’exposition.
Curieusement, sa palette de couleurs rejoint celle de Le Corbusier qui, en 1924-1926, avait imaginé pour la cité ouvrière de Frugès, au sud-ouest de Bordeaux, des façades tantôt peintes terre de Sienne (pour établirdes points fixes), tantôt en vert pour se confondre « avec le feuillage des jardins et de la forêt », ce qu’illustre une maquette architecturale, présentée dans l’exposition.
Dans une autre cellule, c’est le designer danois Verner Panton (1926-1998) qui déploie ses rouges et ses violets, dans une mini-reconstitution du restaurant Varna à Aarhus (Danemark). « Il n’y a pas de couleurs laides, seulement des combinaisons laides de couleurs », écrivait-il en 1991 dans Notes on Colour (Danish Design Center). Dans une des pièces voisines, au-dessus de la « Corner Chair » en aluminium laqué vermillon (1984), on peut lire cette déclaration de son auteur, l’artiste plasticien américain Donald Judd (1928-1994) : le rouge « me semble être la seule couleur qui définisse précisément l’objet et fasse apparaîtrenettement ses arêtes et ses coins ».
Au bout du compte, le visiteur dont on a attiré l’œil perd ses repères. Plus il croit cerner la couleur, plus elle lui échappe… Un jeu de piste fascinant.